A/8 : Avant l'orage
Ce troisième jour du mois de juillet resterait marqué d’une pierre blanche dans les souvenirs des dix jeunes gens : La métamorphose d’André et la sortie de l’ombre de Joë n’étaient pas les seuls évènements dignes de retenir l’attention. Miguel, pour ne citer que lui, était donc rentré du travail ravi-ravi par sa promotion et avait salué ce -je cite- « petit con de puceau de Joë », en grande conversation avec une fille, pour une fois.
D’une humeur à effeuiller la marguerite et à en ramasser les pétales, ce qui était déjà plus rare, il espérait bien que cette journée commencée sous de si bons auspices s’éteindrait sur un feu d’artifice. Il avait donc appelé Laurène et briquait d’un cœur léger le plan de travail encrassé par Jean-Paul en l’attendant.
Contrairement à Vilma, celle-ci n’avait pas attendu cent sept ans pour débarquer.
- J’étais si impatiente Miguel, je me demandais si tu m’appellerais aujourd’hui, lui confia-t-elle en se précipitant dans ses bras.
Il la rassura tout de suite.
- T’avais pas à t’en faire, poulette, y avait pas de danger que j’oublie ! Mais on va pas rester là à se regarder dans le blanc des yeux, viens dans ma chambre, on sera peinards.
- Whoaouh, le lit ! T’en as de la chance, un grand lit pour toi tout seul, nous on n’a que des lits une place, souligna Laurène en tâtant la literie. Et il a l’air confortable en plus, c’est du mérinos le matelas ?
Qu’est ce qu’il en savait, je vous le demande ? C’était un bon matelas, pour sûr, il l’avait payé assez cher, mais de là à savoir si c’était du méritruc ou autre chose… il avait pas regardé l’étiquette ! Il mit fin à l’interrogatoire
- Tu voudrais pas plutôt te détendre ? Tu me fatigues à rester debout.
A peine Laurène avait-elle accepté de monter sur le lit, qu’il se rua sur elle. Ils avaient perdu assez de temps.
- Mais… qu’est ce que tu fais ? Tu es fou ? protesta faiblement Laurène.
Comme si elle s’y attendait pas ! Je vous jure les nanas, ce que ça peut faire comme chichis. Elle demandait pas mieux, ça crevait les yeux, alors, pourquoi tant de manières ?
Il avoua
- Oui, je suis fou ! Fou de toi Laurène, tu vois pas que j’en peux plus, là ?
Elle implora d’une voix de gamine
- Tu m’aimes pour de vrai, alors ?
Comme si la question se posait ! Il lui cloua la bouche d’un baiser et quand il souleva sa jupe, elle ne protesta pas… ou si peu.
Ils terminèrent la soirée devant un film d’amour à la télé.
Image du bonheur parfait.
Après le départ de Vilma, Donna avait enfin pu penser à elle. Elle avait encore en tête les recommandations d’Abdoul : « Je vous demanderai de vous mettre sur votre 31, quand je sors avec une femme, j’aime qu’elle soit élégante ». Allait-elle réussir le test ? Ce rouge n’était pas trop voyant ? De toutes façons, elle n’avait pas le choix : une seule robe dans sa garde-robe et elle l’avait achetée en solde pour se rendre à un mariage. Si seulement elle avait eu les cheveux de Vilma, elle se serait fait une coiffure. Mais-bon, il fallait se résigner, on ne change pas la nature.
Laurène avait été sympa, elle lui avait donné des boucles d’oreille et le collier assorti. Elle avait eu beau protester
- T’es sûre que tu vas pas le regretter ? Je te les rendrai, si tu veux
Elle lui avait mis la parure en main, d’autorité
- Tu peux les garder, j’en ai d’autres ! Je t’en prie Donna, tu me vexerais.
Elle prit les clés de la Smoogo. Une dépense dont elles auraient pu se passer, mais les filles avaient tellement insisté.
- Rha, Donna, les gars en ont bien une, eux ! C’est pas la ruine, une Smoogo. On n’a qu’à se cotiser pour l’acheter.
Elle avait tiré à regret sur ses maigres économies. Si elle avait retenu une chose de son enfance misérable, c’était de la valeur de l’argent. Si ses parents en avaient eu, elle aurait pu suivre des études, au lieu de se retrouver en apprentissage à 16 ans. Apprentissage qui n’avait débouché sur rien. La coiffeuse qui l’employait lui avait donné son congé, dès la fin de son contrat.
Elle consulta la pendule du tableau de bord et poussa un soupir de soulagement. Il lui avait bien recommandé d’être à l’heure.
En pénétrant dans le luxueux établissement, elle n’en menait pas large. Et si Abdoul s’était ravisé, finalement ? Que penseraient les employés en la voyant repartir sans même prendre un verre au bar ? Le moindre cocktail de jus de fruit devait coûter la peau des fesses, ici.
- Donna, par ici, Donna !
La voix d’Abdoul ! Elle le rejoignit côté bar.
- Oh-mais quelle élégance, Donna, merci !
Elle rougit sous le compliment
- Alors, je ne vous fais pas trop honte ?
Il la saisit par les épaules l’obligeant à le regarder au fond des yeux
- Est ce que j’ai l’air d’avoir honte ?
- N-non, balbutia Donna.
- Pourquoi voudriez-vous me faire honte ? Vous êtes, de loin, ce qu’il y a de mieux dans cette salle. Vous avez vu l’allure des gens ? Ils ne prennent même plus la peine de s’habiller pour sortir.
Elle jeta un regard autour d’elle, et constata qu’il disait vrai.
Les haut-parleurs diffusaient une douce musique d’ambiance. Abdoul. L’invita pour un slow.
Donna accepta avec quelques réticences
- Si vous voulez… Nous n’allons pas nous faire remarquer ? On ne va pas nous jeter dehors ?
- Vous savez, tout dépend de votre porte-monnaie. Si vous y mettez le prix, vous pouvez tout vous permettre, on ne vous jettera jamais dehors. Ne pensez à rien, Donna, dansons !
La musique les enveloppait et Donna se laissa bercer. C’était facile après tout, il suffisait de fermer les yeux et le monde se résumait à eux. Abdoul avait resserré son étreinte et elle posa la tête sur son épaule avec confiance. Jamais elle ne s’était sentie si protégée, en totale sécurité. On aura beau dire, les bras d’un homme…
Abdoul la ramena sur terre en lui murmurant à l’oreille
- Il faudrait peut-être penser à aller manger.
Il demanda une bonne table et voulut faire un esclandre en découvrant qu’on les avait placés à côté des cuisines.
- Ah-mais, ça ne se passera pas comme ça. Pour qui nous prennent-ils ? J’ai demandé une bonne table, pas un recoin !
- Il n’avaient peut-être pas le choix, plaida Donna,
- Pas le choix ! Mais regardez donc, il y a des tables libres un peu partout. Non-non, ils vont nous changer de place, ça je peux vous le garantir !
Il s’apprêtait à se lever, mais Donna l’en dissuada. Elle lui saisit la main et l’obligea à se rasseoir
- Est-ce vraiment si important ? Je me plais bien dans ce petit coin.
- Vous avez peut-être raison. Mais ça ne m’empêchera pas de leur dire ma façon de penser.
- N’en faites rien ! Ne gâchons pas une si belle soirée. Vous tenez tant que ça à être la cible de tous les regards ? Au moins, là, nous serons tranquilles.
- J’aurais tellement voulu que tout soit parfait, expliqua-t-il.
Ils commanda des crevettes marinées au citron vert et finit par se calmer. Au cours du repas, ils se mirent à se tutoyer. Puis, le vin aidant, il lui confia ses ambitions.
- Le fric, le fric ! Il n’y a que ça de vrai. Avec lui, tu peux tout avoir, l’amour et le reste.
- L’amour ? s’étonna Donna
- T’es pas d’accord ? Tiens, si tu allonges assez de billets, je connais pas une fille qui résiste.
Donna le prit pour elle et se renfrogna.
- Excuse-moi, je ne me sens pas bien, dit-elle en quittant la table précipitamment.
Abdoul lui courut après
- Donna ! Donna ! Qu’est ce qui te prend ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Elle était au bord des larmes.
- Si tu as cru que j’étais ici pour ton argent… je regrette, Abdoul. Je croyais que tu avais des sentiments pour moi, mais je me faisais des illusions. On va se quitter bons amis. Tu trouveras une autre fille à acheter.
Elle s’engouffra dans la voiture et put enfin donner libre cours à ses larmes. Sur le trajet, elle se faisait des reproches
- Grand Sim, ce que tu as pu être gourde, ma pauvre fille ! Qu’est ce que tu t’imaginais ? Qu’il t’avait invitée pour tes beaux yeux ? Pourtant, il avait l’air… mais-non, tu vas pas recommencer ! Il te l’a clairement expliqué : pour lui, l’amour, c’est comme le reste, il suffit d’y mettre le prix. T’as pas encore payé assez cher pour le comprendre ?