D/5 : Ainsi va la vie
Fallait pas se plaindre, Vilma avait le sens de l’esthétisme et des notions de visagisme. Grâce à quoi, après des dizaines d’essais de coiffure et de maquillage en tous genres, elle avait réussi à transformer le vilain petit canard en une gamine acceptable. Elles attendaient avec impatience d’avoir l’avis d’André sur cette métamorphose.
Il faillit ne pas la reconnaître quand elle vint l’accueillir à son retour du travail et quand il réalisa, il n’eut pas le temps de réagir car Lucie lui glissa avec des airs de conspirateur :
- Demain, j’aurai quelque chose à vous dire.
- Demain ? Et pourquoi pas tout de suite ? s’écria-t-il, passant sans transition de l’indignation légitime à l’inquiétude du mari peut-être trompé.
- Parce que j’ai fini mon service et que là-tout-de-suite j’ai un rendez-vous, l’informa Lucie.
Le temps de retirer sa tenue de travail et de prendre sa douche en ruminant de sombres pensées, Vilma lui avait sauté dessus au sortir de la salle de bain, distribuant ses ordres comme des prospectus :
- Serait temps de changer Hervé. Et puis, faudra peut-être le nourrir aussi - si tu veux pas que l’assistante sociale vienne te le prendre. Tu trouveras des biberons dans le frigo.
HO !! C’était quoi son problème ? Elle avait pas eu le temps de le faire pendant son jour de congé ? Pourquoi ce serait à lui de se taper les corvées ? Lui qui rentrait du travail usé et moralement excédé pour avoir dû supporter la mauvaise humeur des clients du restaurant toute la sainte journée.
Vilma condescendit à expliquer :
- Mais parce que c’est TON fils mon Loulou.
Il n’était que trop clair qu’elle n’avait toujours pas digéré le fait d’être à nouveau mère et qu’elle entendait mettre ses menaces à exécution : Celui-là, c’était lui qui l’avait voulu, ce serait lui qui s’en occuperait. Si seulement Lucie avait été plus claire. Si elle avait pris le temps de lui dire ce qu’elle avait découvert, au lieu de s’enfuir comme une voleuse en réclamant ses 40 simflouzes de salaire, il aurait peut-être eu des arguments pour négocier. Mais en l’état… il n’eut plus qu’à s’exécuter.
Il passa à table d’humeur morose et comble de bonheur, Vilma avait cuisiné des côtes de porc au chou rouge et aux brocolis, qu’il détestait.
- Papa, tu m’as pas dit comment tu me trouvais, reprocha Sarah.
Bonne question ! Il allait pouvoir se vider.
- Qu’est ce que t’as fait à tes cheveux ? Et puis c’est quoi ce maquillage ?
- C’est môman qui m’a fait une couette. Et puis elle m’a mis du crayon aux yeux, et puis du brillant à lèvres aussi pour que je soye plus belle, expliqua Sarah.
- Tu la trouves pas plus jolie comme ça ? intervint Vilma.
- Nan, je la trouve pas plus jolie comme ça, nan ! Elle avait bien le temps de penser à se maquiller. Elle était très bien au naturel : elle me ressemblait.
- Ben justement ! lâcha Vilma, interrompue par Sarah
- Hé-ben, moi je me trouve plus belle, et môman aussi. Alors, je resterai comme ça, hein môman ?
Sa mère appuya :
- T’avoueras qu’elle est bien mieux. Et puis tes goûts, hein ! Dois-je te rappeler le costume de clown que tu portais quand je t’ai rencontré, et ton allure avec tes cheveux gominés ? T’as jamais eu à te plaindre du changement, alors pour Sarah ce sera pareil. Je me suis pas tuée à la relooker pour que tu gâches tout.
- Je pourrai rester belle, môman ? s’inquiéta Sarah
- Bien sûr, que tu resteras belle, ma chérie. N’écoute pas ton père, il y connaît rien.
André analysa la situation.
BON ! Elles avaient décidé de se liguer contre lui et à un contre deux il faisait pas le poids. Vivement qu’Hervé grandisse, que ça change la donne. C’était pas du tout comme ça qu’il voyait les choses, lui. Depuis quand c’était les femmes qui commandaient ? Mais elles le regardaient d’un air tel, le mettant au défi d’insister, qu’il comprit qu’il avait intérêt à faire machine arrière. Il tenta un rapprochement du côté de l’ennemi.
- Tu nous a pas dit ce qui te ferait plaisir comme cadeau pour ton anniversaire, ma chérie.
- Je pourrais avoir un kiosque à limonade ? demanda Sarah.
- T’es sûre que tu préfèrerais pas une petite gazinière pour faire la cuisine comme maman ? suggéra André.
- Nan ! J’en veux pas d’une gazinière. Môman, pourquoi je pourrais pas avoir un kiosque à limonade ?
- Meuh bien sûr, tu peux avoir un kiosque à limonade, si c’est ce qui te fait vraiment plaisir, ma choupinette, assura Vilma.
Changement de ton pour s’adresser à André :
- Tu vas pas commencer à jouer les dictateurs ! C’était pas la peine de lui poser la question si t’avais décidé pour elle. Si elle veut un kiosque à limonade, elle aura un kiosque à limonade. C’est quoi cette histoire de faire la cuisine comme maman ? Tu la fais jamais toi, la cuisine ?
André comprit que tout espoir de pactiser avec l’ennemi était mort quand Sarah déclara
- En tout cas tu cuisines drôlement bien, môman ! C’était délicieux le chou rouge et les brocolis avec la viande.
Vilma jubilait. Pour une fois quelqu’un appréciait sa cuisine.
- C’est vrai ? T’as aimé ? Ben alors, t’inquiète pas ma poupougne, je t’en referai souvent.
Et lui alors ? Il avait son mot à dire quelquefois dans cette maison ?
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Une baleine ! C’est bien simple, j’ai l’air d’une baleine J’adore les enfants, mais on devrait inventer un système pour nous les livrer tout prêts. Chaque jour qui passe me rapproche du terme, mais chaque jour, je me sens plus lourde, plus fatiguée. Et Abdoul qui n’est jamais là.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’avoir une grande famille. Mais je crois que celui-là ce sera le dernier. A moins que ce soit encore un garçon ? Quand j’ai eu Thomas, toutes les copines m’ont enviée. Elles me parlaient de la chance que j’avais d’avoir un fils alors qu’elles n’avaient que des filles. J’adore mon Thomas bien sûr, et puis ça faisait tellement plaisir à Abdoul. Mais si j’avais le choix, je préfèrerais quand même une petite fille. Pouvoir la coiffer, l’habiller, jouer avec elle à la maison de poupée… un garçon, c’est pas pareil.
Plus Abdoul gagne d’argent, plus il dépense. Il a absolument tenu à faire des travaux dans la maison. J’avoue qu’elle était un peu petite, mais là… avait-on besoin d’une cuisine aussi grande ? Et ce simulacre de garage… Tout ça pour faire croire que nous on a un garage. Comme si personne ne se rendait compte que la voiture reste toujours dehors. Avec tout ce tape à l’œil, on manque d’argent pour terminer les pièces. Nous avons une immense cuisine, un grand salon quasiment vide, une chambre pour Thomas, une autre en construction pour nous et un grand espace au premier qui servira… on se demande encore à quoi. Il faudra quand même songer à acheter quelques meubles et terminer les tapisseries.
Tout ce que vous voudrez, cette maison n’est pas pratique. J’ai une petite idée à la place du garage. Parce que j’envisage sérieusement d’arrêter mon travail. Je n’ai pas encore osé en parler à Abdoul, mais je pourrais reprendre mon métier de coiffeuse à domicile. Ca me permettrait de rester avec les enfants et de me passer de nourrice et ça, ce serait vraiment une bonne chose.
Mon petit Thomas est rentré de l’école et m’a demandé de l’aider pour faire ses devoirs. Je n’ai pas fait beaucoup d’études, mais je devrais pouvoir y arriver. Et puis, ça me permettra de réviser. On ne prend jamais assez de temps pour s’instruire.
En le voyant travailler, je me suis aperçue qu’il avait tendance à confondre certaines lettres et comme je remarquais qu’il semblait peiner, je l’interrogeai :
- T’es obligé de t’approcher aussi près de ton cahier mon chéri ?
- Ben oui, sinon je vois pas les lignes.
Il faudra surveiller sa vue, j’ai l’impression qu’il devra porter des lunettes.
Je suis épuisée, mais je voulais absolument attendre le retour d’Abdoul pour lui parler de ce problème. Quand il est enfin rentré, il m’a trouvée endormie sur mon plateau-télé.
Il m’a grondée
- T’en fais trop Dona. On dirait que tu concourres pour le titre de mère parfaite. Je l’aurais aidé à faire ses devoirs, moi ! Y avait rien qui pressait.
- Et tu te serais peut-être pas aperçu qu’il avait un problème de vue, enchaînai-je. Tu sais pourquoi ? Parce que tu n’aurais eu qu’une hâte : celle d’en finir au plus vite. Moi je prends le temps de l’observer, de parler avec lui. S’il ne devait compter que sur toi, avec tes horaires déments.
- C’est vrai que je suis pas très présent, admit-il. Et je dois encore travailler mon charisme. Tu sais qu’il m’en faut une bonne dose si je veux devenir PDG de la boîte.
Je m’apprêtais à aller me coucher quand les douleurs m’ont prise. J’ai crié :
- AAAAHHH ! Abdoul ! Je crois que le moment est venu.
Ce qui a eu pour effet de faire accourir Thomas.
- Qu’est ce qui se passe maman ? Pourquoi tu cries ?
Je le rassurai
- C’est rien, mon chéri. C’est le bébé qui va bientôt naître.
Ce qui ne tarda pas à arriver.
C’est ainsi que je donnai naissance à un autre petit garçon. Abdoul était ravi, moi moins. Mais ma déception n’a été que de courte durée en voyant mon magnifique petit Matthieu. Je serai bonne pour tenter la fille une autre fois. Après tout, la grossesse ce n’est jamais qu’un mauvais moment à passer. Après l’accouchement, on a tendance à tout oublier.