B/17 La malédiction
On se demande comment Vilma trouva encore le moyen d’obtenir une promotion dans la galère qui suivit. Elle n’avait jamais eu une âme de carriériste, acceptant ce boulot dans l’armée quand d’un commun accord, les filles avaient décidé de laisser à Laurène et Miguel des moments d’intimité. –Pour ce qu’ils en avaient fait !
Seulement, Vilma c’était pas le genre à jouer les moutons de Panurge. Marcher au pas, d’accord, à condition qu’elle ouvre la marche. Elle avait lorgné depuis longtemps du côté des officiers et de leurs petits privilèges et s’était juré qu’elle aussi, un jour aurait le droit de s’asseoir à la table des nantis de l’armée et qu’on lui servirait pour le moins du « mon adjudant » en attendant mieux.
Côté Angie, tout se passait à merveille. La petite n’était pas compliquée. Elle adorait jouer pendant des heures avec son lapipapotte à qui elle racontait tout ce qui se passait dans la maison. Elle faisait preuve en matière de langage d’une grande précocité, ayant rapidement commencé à construire des phrases compréhensibles, en sautant la période jargon. C’était pas tant grâce à Laurène qui se plaisait à lui « parler bébé » que grâce à Vilma et André, qui, n’ayant pas d’enfant à eux, avaient des principes bien établis concernant l’éducation des bambins.
D’abord un peu surpris de les entendre s’adresser à sa fille comme à une adulte, Miguel s’était vite mis au diapason et rien ne l’énervait davantage que d’entendre Laurène bêtifier.
- Bouzour, mon nange ! Il a fait un gros dodo, mon tit nange ? Y va aller sur son popot, et y va boire son lolo. Après, y il ira faire zouzou avec son zoli lapinou parce que môman, elle doit s’occuper des tites soeu-soeurs.
- Rha, Laurène ! Tu peux pas lui parler normalement ? Je suis sûr qu’elle pige rien à ce que tu dis, s’indignait-il.
Nan-nan-nan, il pouvait toujours s’indigner, elle la comprenait ! Et puis Laurène l’avait pas inventé ce langage bébé. Elle avait eu un maître en la matière : Karelle Lawson. Le plus fort de son temps, Karelle le passait à faire « gouzi-gouzi » « arheu-arheu » avec les deux petites dernières, quitte à s’en recevoir une giclée quand elle les secouait en l’air juste après leur avoir donné le biberon. Mais, il lui arrivait aussi de s’occuper un peu d’Angie au grand dam de Karine Gaast, qui se considérait comme la nounou attitrée de l’aînée et délaissait les nourrissons.
Vilma avait surpris Karelle en plein délire avec Jenny, -ou bien serait-ce Wendy ? Elle les confondait toujours. A part que l’une avait les yeux gris-bleus de Laurène et l’autre les yeux verts de Miguel, les deux bébés c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Et, si Angie n’avait pas grandi, elle aurait pu sans complexe s’insérer dans le tableau pour le jeu : « cherchez la différence ».
Vilma s’en était ouverte aussitôt à Miguel.
- Elle est complètement timbrée, la Karelle ! A ta place, je me méfierais, elle va t’en faire deux petites crétines, de tes gamines.
- Miguel, usé avant l’heure par les nuits à donner le biberon et le boulot, où c’était mal vu de roupiller sur le comptoir, -même si ça valait pas plus cher de rester éveillé-, n’avait même plus la force de réagir.
- Bof, elle ou une autre… à croire qu’ils les choisissent toutes séniles à l’agence. Si t’as pas ta entamé ton retour en enfance, t’es pas cap de t’occuper d’enfants. Ca doit être ça, leur raisonnement. T’as qu’à voir Karine, si tu crois que c’est mieux.
- Bon, tu permets, faut que je donne le biberon à Jenny, dit Miguel en se dirigeant vers la chambre des bébés d’une démarche mécanique, au radar, pour ainsi dire.
- T’as tort de t’en désintéresser, Miguel, insista Vilma. Tu verras, tu verras, ce que je dis : deux petites crétines, elle va t’en faire !
En tous cas, sa filleule échapperait à la malédiction des nounous séniles. (Vilma avait obtenu de Laurène la promesse de devenir la marraine d’Angie à son prochain anniversaire). Afin de pallier à leurs effets pervers sur le développement harmonieux de la personnalité de l’enfant –tel qu’elle l’avait découvert sur un livre de psychologie coincé dans leur bibliothèque entre des recettes de cuisine et un manuel de mécanique. Elle s’efforçait de la tirer vers le haut en lui faisant des lectures pé-da-go-gi-ques.
- Tu vois, ça, c’est un xylophone. Répète après moi, Angie : xy-lo-pho-ne.
- Zilophone,
- Nan, pas « Zi », « Xi » dis « Xi », Angie, « Xi »
- Ksi
- Ouiii ! Xi ! Xy-lo-phone, maintenant, dis : xylophone
- Ksi-lo-fone
- Ouiii, oui, c’est ça Angie, xilophone. Rha, elle sera intelligente, ma filleule, se réjouissait Vilma après ces séances de lecture pédagogique (j’insiste !)
A l’occasion, André lui-même, n’hésitait pas à participer à ces séances et même à donner un coup de main pour des tâches plus terre à terre, comme laver ou changer les jumelles.
Moi je vous le dis tout de suite : je plains leurs mômes. Ah-oui, parce que pétris de principes éducatifs comme ils étaient, Vilma et lui… A quoi ça allait lui servir de savoir dire Xylophone, à Angie ? Elle aurait mieux fait d’apprendre à taper dessus.
Avec tout ça, le temps passait, et il n’était plus question de mariage.
Quant à Angie, elle continuait à pousser sans leur poser de gros problèmes.
A part la fois où elle avait failli s’empoisonner avec un vieux biberon qui traînait…
Après le coup du biberon, ils avaient fini par se rendre compte que deux nounous -pas plus courageuses l’une que l’autre-, c’était bien beaucoup dans une maison. Ils avaient donc viré Karelle, bien moins efficace que Vilma et André quand il s’agissait de donner un coup de main. Ils avaient quand même conservé Karine, mais c’était purement décoratif.
Ah-ça, elle n’oubliait jamais de donner à manger à Angie. C’était même le plus fort de son travail.
Mais laver l’assiette à bouillie ou ramasser les biberons par-terre.
Ca, c’était au-dessus de ses compétences !
Elle s’asseyait en chuintant comme une chambre à air,
- Pfiou, c’est fatiguant, trois gosses ! J’ai l’impression de jamais arrêter, moi.
Je vous rassure, c’était bien qu’une impression.
Qu’est ce qu’elle fiche, encore, plantée devant le lit vide ?
Comment je te l’aurais virée aussi, à leur place.
M’enfin, hein ? On me demandait pas mon avis.
Enfin, un soir, Vilma posa « la » question à cent balles :
- Au fait, t’avais pas dit que t’épouserais Laurène après la naissance, Miguel ? J’en entends plus parler.
C’est pas qu’elle commençait à en avoir marre de servir de larbin, quoique…
Rha, zut et flûte ! Juste au moment où il croyait que tout le monde avait oublié.
- Oui-ben, j’avais dit ça parce que Laurène avait l’air d’y tenir. Mais comme maintenant elle en parle plus…
- Ben, qu’elle en parle ou qu’elle en parle pas, une promesse, c’est une promesse, Miguel, lui rappela doucement Vilma.
Peine perdue ! Il prit un air buté pour déclarer
- Oui-ho, si elle en parle plus, ça va bien !
C’était bien ce qu’elle craignait. L’était plus que temps d’aller secouer les puces à Laurène.
- Dis-donc, Laurène, attaqua-t-elle, je t’entends plus parler de mariage,
- Han-ben-nan, hein ! Si tu crois qu’on a le temps de penser au mariage, avec tout le travail qu’on a. Tu te rends pas compte !
- Parce que tu crois que ça va s’arranger quand les petites auront grandi ? Je voudrais pas dire mais t’es vachement optimiste, toi, laissa-t-elle tomber tranquillement, en surveillant que Jenny ? Wendy ? n’avalait pas d’air avec son lait.
- Alors ? C’est pour quand ? interrogea fébrilement André, un peu plus tard.
- Pour demain, l’informa Vilma. Elle a pas été facile à décider, mais j’ai fini par y arriver
- Quand je te disais que ça pouvait durer indéfiniment, cette affaire, triompha André. Tu penses, c’est trop pratique : deux baby-sitters à domicile à gratos. Tu m’étonnes qu’ils soient pas pressés.
- Miguel n’est pas au courant, compléta Vilma.
André était pour le moins surpris
- Quoi ?! Miguel sait rien ? Vous comptez lui cacher ça combien de temps ?
Elle lui révéla le plan d’attaque
- Le temps qu’il faudra pour qu’il puisse plus se défiler. On va le coincer juste avant qu’il parte au boulot. S’agit juste de l’occuper pour qu’il se doute de rien jusqu’au dernier moment. Ah-ha, Miguel, t’es cuit, mon coco ! se réjouit Vilma en fêtant ça avec une grosse poignée de chips.
Le téléphone avait joué son rôle : tout le monde avait été informé. Mandy apprit la nouvelle à Joë au saut du lit.
- Ca y est, Laurène va se marier ! On est tous invités à la noce sur les coups de midi.
- Il était plus que temps, lâcha Joë, c’est Miguel qui doit en faire une tête !
- Attends, tu sais pas la meilleure : André et Vilma ont pris les choses en main.
Le visage de Joë s’était de nouveau assombri. Suffisait de prononcer le nom d’André pour lui ôter toute bonne humeur.
- André ! Ca m’aurait étonné qu’il soit pas encore dans ce coup là. Il doit être aux anges. Il va encore tout organiser à son gré.
Mandy tenta de le raisonner.
- Allons, Joë, fais pas cette tête ! On est sûrs de s’amuser au moins. On peut dire ce qu’on veut, mais quand André se mêle de l’organisation, d’habitude c’est une réussite. T’as qu’à voir pour nous, c’était quand même l’éclate totale. Je sais bien que tu l’as pas digéré, mais tu vas pas continuer à lui en vouloir comme ça. Faut savoir passer l’éponge.
- T’as raison, admit Joë, mais tu vois, c’est plus fort que moi. Chaque fois que je repense à la façon dont il s’est imposé, à son sans-gêne, et puis ce culot de s’attribuer les mérites de notre fête, je bous ! Mais-bon, je vais essayer d’oublier. On va pas en faire une affaire d’état, non plus.
Il changea de conversation
- Et toi, Mandy ? Comment tu te sens ? T’as pas peur que ça te fatigue ce mariage ?
Elle le détrompa
- Je serai pas pire que les autres. Donna et Sally aussi seront là. C’est marrant de se retrouver toutes enceintes presqu’en même temps.
- Je sais pas si c’est marrant, moi je trouve que c’est courir des risques, releva Joë. Verriez pas que ça vous prenne pendant la cérémonie, surtout toi, Mandy, t’es quand même la plus avancée.
- Meuh-nan, y a pas de raison, on sera pas longtemps de toutes façons. Et puis il se plait bien là où il est bébé, il attendra. Ce disant, elle se caressait le ventre avec tendresse comme pour confirmer au bébé qu’il ne pouvait rêver meilleur endroit pour patienter. Elle avisa : Tu veux lui parler de Joë ? Dis-lui de se tenir bien tranquille et d’attendre sagement qu’on soit rentrés à la maison avant de naître.
Joë s’exécuta sans se faire prier.
- Ecoute maman, bébé ! Il faut patienter encore un tout petit peu. Tu voudrais pas gâcher la fête de mariage de Laurène ? André serait capable de dire que c’est de ta faute, tu sais.